Texte n°2 : Extrait du livre I, chapitre 26 des Essais de Montaigne
« DE L’INSTITUTION DES ENFANTS »
« Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre », dans cet avis aux lecteurs, Montaigne veut présenter son projet car son œuvre est à la fois originale par sa forme et révolutionnaire par son dessein.
En effet, sous le terme « essai » il faut comprendre, tout d’abord, l’idée d’essayer une pensée, c’est-à-dire d’ébaucher une opinion que l’on pourra reprendre après, ensuite, l’idée de prendre une mesure, de peser ; s’essayer soi-même serait tenter de soupeser sa vie, son expérience, concrètement, selon ses réactions, ses sentiments. Enfin, au sens littéraire, l’essai est un genre favorisant la liberté de réflexion et de jugement, cette absence de contrainte explique les ajouts des diverses éditions (les lettres (a) et (c) signalent ces ajouts : (a) correspond à l’édition de 1580, (c) aux annotations de Montaigne en 1589-1592 en marge d’un exemplaire de 1588).
Dans ce chapitre, dédié à Mme Diane de Foix, comtesse de Gurson[1], qui attend un enfant, Montaigne propose des directives pour l’éducation d’un jeune noble.
A un enfant de maison[2] qui recherche les lettres, non pour le gain (car une fin si abjecte est indigne de la grâce et faveur des Muses, et puis elle regarde et dépend d’autrui), ni tant pour les commodités externes que pour les siennes propres, et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît tous les deux, mais plus les mœurs[3] et l’entendement que la science ; et qu’il se conduisît en sa charge d’une nouvelle manière.
(a) On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée[4], selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre[5], lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. (c) Socrate et depuis Arcesilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux[6]. « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. »[7]
Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusques à quel point il se doit ravaler[8] pour s’accommoder à sa force. A faute de cette proportion, nous gâtons tout ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache ; et est l’effet d’une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val[9].
Ceux qui, comme porte[10] notre usage, entreprennent d’une même leçon et pareille mesure de conduite régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n’est pas merveille si, en tout un peuple d’enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline.
(a) Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore[11] bien pris et bien fait sien.
Michel de Montaigne, Essais, livre I, chapitre 26
Version modernisée.
[1] Diane de Foix de Candale avait épousé Louis de Foix, comte de Gurson, en 1579. Montaigne assistait au mariage comme « procureur » des parents de Louis.
[2] Un noble.
[3] La morale.
[4] Dès l’abord.
[5] Piste où l’on présente les chevaux pour le galop d’essai.
[6] Ces deux philosophes grecs ont incité, chacun à son époque, leurs interlocuteurs à tirer eux-mêmes la conclusion de leurs propos.
[7] « Le plus souvent l’autorité de ceux qui enseignent nuit à ceux qui veulent apprendre », Cicéron, De la nature des dieux, I, 5.
[8] Rabaisser.
[9] En montant qu’en descendant.
[10] Comporte.
[11] A cette heure.