DEVOIR N°3
Intitulé du sujet :
Après avoir bien lu cette nouvelle de Poe, vous répondrez aux questions en rédigeant vos réponses.
Le château dans lequel mon domestique s’était avisé de pénétrer de force, plutôt que de me permettre, déplorablement blessé comme je l’étais, de passer une nuit en plein air, était un de ces bâtiments, mélange de grandeur et de mélancolie, qui ont si longtemps dressé leurs fronts sourcilleux[1] au milieu des Apennins[2] (…). Selon toute apparence, il avait été temporairement et tout récemment abandonné. Nous nous installâmes dans une des chambres les plus petites et les moins somptueusement meublées. Elle était située dans une tour écartée du bâtiment. Sa décoration était riche mais antique et délabrée. Les murs étaient tendus de tapisseries et décorés de nombreux trophées héraldiques[3] de toute forme, ainsi que d’une quantité vraiment prodigieuse de peintures modernes, pleines de style, dans de riches cadres d’or d’un goût arabesque[4]. Je pris un profond intérêt, - ce fut peut-être mon délire[5] qui commençait qui en fut cause, - je pris un profond intérêt à ces peintures qui étaient suspendues non seulement sur les faces principales des murs, mais aussi dans une foule de recoins que la bizarre architecture du château rendait inévitables ; si bien que j’ordonnai à Pedro de fermer les lourds volets de la chambre, - puisqu’il faisait déjà nuit, - d’allumer un grand candélabre[6] à plusieurs branches placé près de mon chevet, et d’ouvrir tout grands les rideaux de velours noir garnis de crépines[7] qui entouraient le lit. Je désirais que cela fût ainsi pour que je pusse au moins, si je ne pouvais pas dormir, me consoler alternativement par la contemplation de ces peintures et par la lecture d’un petit volume que j’avais trouvé sur l’oreiller et qui en contenait l’appréciation et l’analyse.
Je lus longtemps, - longtemps ; - je contemplai religieusement, dévotement ; les heures s’envolèrent, rapides et glorieuses, et le profond minuit arriva. La position du candélabre me déplaisait, et, étendant la main avec difficulté pour ne pas déranger mon valet assoupi, je plaçai l’objet de manière à jeter les rayons en plein sur le livre.
Mais l’action produisit un effet absolument inattendu. Les rayons des nombreuses bougies (car il y en avait beaucoup) tombèrent alors sur une niche[8] de la chambre que l’une des colonnes du lit avait jusque-là couverte d’une ombre profonde. J’aperçus dans une vive lumière une peinture qui m’avait d’abord échappé. C’était le portrait d’une jeune fille déjà mûrissante et presque femme. Je jetai sur la peinture un coup d’œil rapide, et je fermai les yeux. Pourquoi, - je ne le compris pas bien moi-même tout d’abord. Mais pendant que mes paupières restaient closes, j’analysai rapidement la raison qui me les faisait fermer ainsi. C’était un mouvement involontaire pour gagner du temps et pour penser, - pour m’assurer que ma vue ne m’avait pas trompé, - pour calmer et préparer mon esprit à une contemplation plus froide et plus sûre. Au bout de quelques instants, je regardai de nouveau la peinture fixement.
Je ne pouvais pas douter, quand même je l’aurais voulu, que je n’y visse alors très nettement ; car le premier éclair du flambeau sur cette toile avait dissipé la stupeur rêveuse dont mes sens étaient possédés, et m’avait rappelé tout d’un coup à la vie réelle.
Le portrait, je l’ai déjà dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple tête, avec des épaules, le tout dans ce style qu’on appelle, en langage technique, style de vignette[9] (…). Les bras, le sein, et même les bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans l’ombre vague, mais profonde, qui servait de fond à l’ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré (…). Comme œuvre d’art, on ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture elle-même. Mais il se peut bien que ce ne fût ni l’exécution de l’œuvre, ni l’immortelle beauté de la physionomie, qui m’impressionna si soudainement et si fortement. Encore moins devais-je croire que mon imagination, sortant d’un demi-sommeil, eût pris la tête pour celle d’une personne vivante. – Je vis tout d’abord que les détails du dessin, le style de vignette, et l’aspect du cadre auraient immédiatement dissipé un pareil charme, et m’auraient préservé de toute illusion même momentanée. Tout en faisant ces réflexions, et très vivement, je restai, à demi étendu, à demi assis, une heure entière peut-être, les yeux rivés à ce portrait. A la longue, ayant découvert le vrai secret de son effet, je me laissai retomber sur le lit. J’avais deviné que le charme de la peinture était une expression vitale absolument adéquate[10] à la vie elle-même, qui d’abord m’avait fait tressaillir, et finalement m’avait confondu[11], subjugué[12], épouvanté. Avec une terreur profonde et respectueuse, je replaçai le candélabre dans sa position première. Ayant ainsi dérobé à ma vue la cause de ma profonde agitation, je cherchai vivement le volume qui contenait l’analyse des tableaux et leur histoire. Allant droit au numéro qui désignait le portrait ovale, j’y lus le vague et singulier récit qui suit :
« C’était une jeune fille d’une très rare beauté, et qui n’était pas moins aimable que pleine de gaieté. Et maudite fut l’heure où elle vit, et aima, et épousa le peintre. Lui, passionné, studieux, austère[13], et ayant déjà trouvé une épouse dans son Art ; elle, une jeune fille d’une très rare beauté ; et non moins aimable que pleine de gaieté : rien que lumière et sourires, et la folâtrerie[14] d’un jeune faon ; aimant et chérissant toutes choses ; ne haïssant que l’Art qui était son rival ; ne redoutant que la palette et les brosses, et les autres instruments qui la privaient de la présence de son adoré. Ce fut une terrible chose pour cette dame que d’entendre le peintre parler du désir de peindre même sa jeune épouse. Mais elle était humble et obéissante, et elle s’assit avec douceur pendant de longues semaines dans la haute et sombre chambre de la tour, où la lumière filtrait sur la pâle toile seulement par le plafond. Mais lui, le peintre, mettait sa gloire dans son œuvre, qui avançait d’heure en heure et de jour en jour. – Et c’était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui languissait[15] visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant elle souriait toujours et toujours sans se plaindre, parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait nuit et jour pour peindre celle qu’il aimait si fort, mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible. Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu’il peignait si miraculeusement bien. – Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre était devenu fou par l’ardeur de son travail, et il détournait rarement les yeux de la toile, même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et, quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de choses à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis[16] sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même » - il se tourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : - elle était morte ! »
Edgar Allan POE, Nouvelles Histoires Extraordinaires
Traduction de Ch. BAUDElAIRE, 1857.
QUESTIONS (/30)
Présentation, soin et orthographe.(/2)
1- Repérer :
a- Quelles sont les deux grandes parties de cette nouvelle ?(/2)
2- Comprendre :
LE DECOR
b- Analysez le décor en montrant ce qu’apporte son évocation à l’atmosphère de la nouvelle.(/2)
LE NARRATEUR
c- Dans quel état se trouve le narrateur avant et pendant la contemplation du portrait ?(/3)
L’HISTOIRE DU PORTRAIT
d- Comment se manifeste l’amour de la jeune fille pour le peintre ? Et celui du peintre pour la jeune fille ?(/2)
e- Dans quel sens faut-il comprendre le mot « charme » (ligne 45) ?(/2)
f- Quel est le « vrai secret » de l’effet du tableau (ligne 45) ?(/2)
3- Interpréter :
g- En vous appuyant sur vos connaissances, dites en quoi ce texte constitue une nouvelle fantastique.(/5)
Rédigez deux paragraphes distincts, l’un à propos de la nouvelle, l’autre à propos du fantastique.
h- En quoi peut-on rapprocher cette nouvelle du Horla de Maupassant (narrateur, thème, écriture…) ?(/5)
4- S’exprimer :
i- Résumez en quelques lignes une nouvelle fantastique que vous avez lue personnellement ou qui a été vue en cours en utilisant le passé simple de l’indicatif.(/5)
N’oubliez pas de donner les références de cette nouvelle (titre et auteur).
Pour vous donner des idées, vous pouvez résumer :
- Nouvelles vues en cours : Le Horla de Maupassant ; La Main d’Ecorché de Maupassant ; La Nuit de Maupassant.
- Nouvelles évoquées en cours : Le Diable Amoureux de Cazotte ; Un fou ? de Maupassant ; Aurélia de Nerval.
- Exposés faits ou « prévus » : Le Chat Noir de Poe (Babou Thiam) ; La Vénus d’Ille de Mérimée (Fabien Ott) ; Une nouvelle extraite du K de Buzzati (Benoît Gotti).
[1] Fiers, dédaigneux.
[2] Chaîne de montagnes qui s’étend sur un millier de kilomètres en Italie.
[3] Relatifs aux blasons des familles nobles.
[4] Aux formes contournées, rappelant les motifs de décoration arabes.
[5] Divagation de l’esprit due ici à la fièvre (le narrateur est blessé).
[6] Chandelier.
[7] Franges décoratives.
[8] Renfoncement creusé dans un mur.
[9] Portrait ou paysage de petites dimensions en général.
[10] Equivalente.
[11] Profondément troublé.
[12] Vaincu, dominé (étymologiquement, du latin, sub-juguere qui signifie mettre sous le joug).
[13] Sévère, rigoureux.
[14] Espièglerie, amour du jeu et des plaisanteries.
[15] Dépérissait.
[16] Mince couche de peinture qui donne plus d’éclat aux couleurs.